Dans les coulisses de la mode : exil et exploitation humaine à l'échelle mondiale

Le 23 janvier 2025, dans le cadre de la campagne « Rethink Your Clothes » mandatée par la Coopération luxembourgeoise, nous avons eu le plaisir d’accueillir Abdoul et Audrey Millet lors d’une conférence inédite sur les liens alarmants entre migration économique, exploitation humaine et industrie de la mode, organisée en partenariat avec la Commission Consultative des Droits de l’Homme et l’ASTI.
Cette rencontre a mis en lumière les témoignages poignants d'Abdoul, couturier ivoirien pris au piège dans les réseaux de trafic d’êtres humains, en quête d'un avenir meilleur, et d'Audrey Millet, spécialiste des écosystèmes de la mode et auteure du livre « L’Odyssée d’Abdoul, Enquête sur le crime organisé ».
Geneviève Krol, directrice, et Jean-Louis Zeien, président de l'ONG Fairtrade Lëtzebuerg étaient présents ainsi que le directeur politique de l’ASTI pour participer au débat. La conférence a été suivie d’une séance de dédicace du livre d’Audrey Millet, en partenariat avec la librairie Alinéa.
Le décryptage du « crime organisé »
Abdoul, un jeune homme pris dans les rouages de l'exil
L'histoire d'Abdoul commence dans un champ de cacao en Côte d'Ivoire. Bien qu’il n'ait pas voulu quitter sa terre natale, la situation économique de sa famille le pousse à chercher un avenir meilleur pour subvenir à ses besoins et ceux de sa famille. « Abdoul, je n'ai pas d'argent pour que tu ailles à l'école, mais je veux que tu apprennes un métier », lui dit son père.
Malgré son désir de rester, Abdoul suit une formation de couturier, mais n'a pas les moyens de s'acheter une machine à coudre. Déterminé à aider sa famille, il décide de partir vers le Nord à 17h de bus de sa ville natale : « tout près n’est pas loin ».
Son périple le conduit au Burkina Faso, à Ouagadougou, où il confectionne des habits traditionnels dans des conditions très difficiles : « On dormait là-bas, on faisait tout sur place. ». Abdoul ne trouvera pas ce qu’il souhaite : « je suis venu au Burkina Faso pour travailler, je n’ai pas eu ce que je voulais ». De plus, les promesses de meilleures opportunités ailleurs finissent par l’emmener à Agadez, au Niger.
Un piège mortel à Agadez et en Libye
« Agadez, c’est un trou dans la mappe monde » nous confie Audrey.
À Agadez, Abdoul est pris au piège dans un système d'exploitation et de violence, il se retrouve « aux portes de l’enfer », comme le souligne Audrey. Abdoul se rend vite compte qu’il ne peut plus revenir en arrière. Il continue son périple et se retrouve en Libye, en pleine seconde guerre civile à l’époque. Là-bas, il est victime de torture et d'esclavage. Abdoul, malgré tout ce qu’il endure ne perd pas la foi : « Dieu existe, mais c’est les hommes qui ne le voient pas. »
Abdoul, blessé et traumatisé, est ensuite embarqué sur un bateau de fortune en direction de l’Europe. Mais ce n’est pas une ONG qui les recueille, lui et ses compagnons exilés : ce sont des trafiquants, qui les emmènent sur l’île de Lampedusa.
Prato : la ville des dessous de la mode
Abdoul, après une série de péripéties, arrive à Prato, dans le nord de l’Italie, une ville marquée par des conditions de travail déplorables au sein du secteur de la mode.
Là, il travaille pour un employeur chinois, une semaine sur deux, de 8h à 20h, et l’autre semaine de 20h à 4h du matin, sept jour sur sept pour 30 euros par jour, autrement dit 3 euros de l’heure. Il dort dans une gare, se lave dans les fontaines. « Je voyais que les gens qui dormaient dans l'atelier étaient encore plus exploités que moi qui dormais à la station. »
Là-bas, la ville est en proie au système Wenzhou, une région du nord-est de la Chine qui s’est imposée dans l’économie italienne, et où l’exploitation des travailleurs immigrés règne dans des conditions sanitaires déplorables. De plus, dans ce système, la hiérarchie salariale repose sur la couleur de peau et l’origine des travailleurs, les personnes noires, comme Abdoul, se situant tout en bas de l’échelle.
Le témoignage d’Audrey Millet : rencontre avec l’horreur
Audrey Millet, spécialiste de l'industrie de la mode, rencontre Abdoul à Prato. Un simple « je suis tailleur » sur un passage pour piétons devient le point de départ d’un récit qui bouleversera Audrey. Au début réticent à partager son histoire, Abdoul finit par se confier à elle un an plus tard : « Audrey, je vais tout te dire. »
Le récit d'Abdoul dépasse de loin les attentes d'Audrey. Il n'est pas seulement question de droits humains et de conditions de travail précaires, mais d’un système d’exploitation bien plus cruel. « Je n’ai pas eu le choix ce livre », confie Audrey à l’auditoire, « mais je ne m’attendais pas à cette histoire. »
Le livre : un acte de libération
La publication du livre représente un acte cathartique pour Abdoul. « Le livre m'a permis de me libérer ! » confie-t-il. Abdoul explique que son témoignage vise à sauver des vies : « Apporter ma voix ; sauver des personnes. »
Sa résilience et son calme face à ces épreuves impressionnent. « Je ne suis pas plus intelligent que les autres, beaucoup sont restés dans le désert, d’autres meilleurs que moi sont restés dans la Méditerranée. » Pour Abdoul, chaque jour de son périple fut une bataille pour survivre. « J’ai la chance d’être en vie, mais ça m’a rendu très méfiant. » Son témoignage, sans fard, nous invite à une réflexion profonde : « Je suis là pour essayer d’avertir, de sauver d’autres, qui risqueraient de se faire prendre au piège. »
Et les autres Abdoul ?
Abdoul n'est pas un cas isolé. « J’ai rencontré trop d’Abdoul », confie Audrey. Son histoire n’est qu’un exemple parmi tant d’autres travailleurs pris au piège dans des systèmes d'exploitation mondiaux. « Quand on a vu tout ça, qu’on a eu autant de traumatismes, ça t’oblige à être isolé. » Abdoul partage son récit non seulement pour se libérer, mais pour aider ceux qui risquent de suivre son chemin.
Le combat pour les droits des travailleurs : un enjeu mondial
Jean-Louis Zeien a souligné que l’histoire d’Abdoul résonne avec les luttes pour les droits des travailleurs, partout dans le monde. Le combat pour un « living income » est essentiel pour garantir des conditions de vie humaines mais aussi pour un « living wage » qui soutient les conditions de travail humaines, et permet notamment de définir un prix juste pour tous les producteurs de matières premières, un combat pour lequel l’ONG Fairtrade Lëtzebuerg s’engage depuis des années. Après le drame du Rana Plaza en 2013, des mesures légales ont été mises en place au niveau européen, notamment la loi sur le devoir de vigilance pour les entreprises mais, comme le souligne Audrey, « je ne vois pas de changement concret au quotidien. »
Audrey insiste sur la responsabilité des consommateurs et des entreprises : « Les droits humains doivent passer avant le libre-échange ! ». Elle évoque également le rôle des États européens dans l’alimentation des réseaux de trafic. Selon elle, les États membres de l’Union Européenne contribuent indirectement à ces crimes en finançant des politiques migratoires répressives.
Le Luxembourg : un terrain d’action
« L’Europe forteresse ne fonctionne pas ! » nous confie Sergio Ferreira, directeur politique de l’ASTI au Luxembourg. Les travailleurs migrants sont exposés à des conditions inhumaines, surtout s’ils sont irréguliers. La différenciation entre migrants « légaux » et « illégaux » reste un point crucial. « Si on parle de migrants illégaux, c’est la politique migratoire de l’Europe qui est criminelle ! ». Selon Audrey et Sergio, la société civile, les ONG et les citoyens ont un rôle clé à jouer pour renverser l’échiquier politique actuel.
Conclusion : un modèle à repenser
Ce qui semblait être un rêve pour Abdoul pour un avenir meilleur à travers la symbolique d’une machine à coudre est devenu un cauchemar de souffrances.
Le récit d’Abdoul est toutefois bien plus qu’un témoignage personnel : il est un appel urgent à repenser notre modèle économique, nos choix de consommation, et surtout, à nous interroger sur les vies sacrifiées par l’industrie de la mode. À travers cette conférence, l’ONG Fairtrade Lëtzebuerg, la Commission Consultative des Droits de l’Homme et l’ASTI, nous rappelle que chacun de nous, à son niveau, peut faire une différence. Qu’il est possible de soutenir des entreprises responsables et de mettre l’humain au centre de nos préoccupations. Nous pouvons tous participer à ce changement, que ce soit par notre engagement, nos achats conscients, ou en soutenant des politiques de justice sociale et qui défendent les droits humains.