10 questions à Stéfanne Prijot


Qu'est-ce qui vous a motivé à devenir réalisatrice et comment y êtes-vous arrivée ?

Être réalisatrice est pour moi très instinctif. Quand j’étais petite, comme tous les enfants, j’adorais récolter des pierres, des images, des traces d’un présent qui sera bientôt le passé, vestige d’une mémoire, qu’on a peur de voir s’échapper. A 14 ans, j’ai demandé un appareil photo pour mon anniversaire et j’ai eu envie de documenter tout ce que j’aimais, tout ce que je risquais de perdre. J’ai beaucoup filmé mes grands-parents. Je les interrogeais sur la guerre, sur le sens de la vie, sur les paroles qu’ils voudraient laisser avant de partir. J’ai toujours gardé cette grande envie de documenter ce qui me touche, comme les thèmes des droits humains, la biodiversité et ce, à travers mes émotions. C’est une manière pour moi de m’exprimer et de sensibiliser. J’ai étudié la communication et je me suis lancée dans la photo et la vidéo pour des ONGs. Puis à 30 ans, j’ai réalisé ce premier long documentaire.

Quand et comment avez-vous été confrontée pour la première fois à l'industrie du textile-habillement ?

Ma mère a un magasin de vêtements pour enfants. Je suis presque née dans cette boutique, j’y ai passé des journées entières ! Je rangeais les habits dans les rayons, j’étiquetais, je vendais, j’accompagnais ma mère en collection, dans les salons de mode. J’étais donc bien baignée dedans.

Comment est né le projet "La vie d'une petite culotte"? Quelles ont été vos motivations pour réaliser ce documentaire ?

Quand j’ai pris connaissance des conditions de travail des ouvier.e.s du textile, je touchais ces vêtements différemment. J’avais surtout envie de savoir d’où ils venaient, par qui ils avaient été fait, quelles étaient les réalités de ces travailleurs. J’ai travaillé 7 ans pour GoodPlanet Belgium, une association pour le développement durable. J’ai créé une animation sur le textile pour les jeunes et je leur demandais souvent à la fin de l’animation : « les vies ont-elles toutes la même valeur ? » Et les réactions de certains m’ont bouleversée lorsqu’ils me disaient « non, ces femmes le méritent », « elles l’ont choisi », « c’est tous des chinois ». J’ai alors eu envie de faire un film sur le visage des ouvrières du textile, montrer qu’elles aussi, elles ont un cœur, une âme, une famille à aimer. Que nous sommes tous dans ce même système, liés les uns aux autres.

Comment s'est passé le tournage sur place ? Combien de temps a duré le tournage ? Est-ce qu'il y avait des risques pour tourner ce film ?

Le tournage s’est très bien déroulé. J’ai adoré. C’était pas tout le temps simple bien sûr mais j’avais un équipier du tonnerre pour faire ce film, Yann Verbeke, qui est d’ailleurs devenu mon compagnon. Nous sommes parti un mois dans chaque pays étranger (Inde, Indonésie, Ouzbékistan). J’avais fait un gros travail de prise de contact avant de partir. Les risques c’était surtout en Ouzbékistan où nous avions pris un visa touristique. Nous n’aurions jamais reçu le permis de filmer de la part du gouvernement. On a souvent été suivis et puis interrogés par la police lorsque nous étions proches des champs de coton. On s’est aussi embourbés dans le désert d’Aral, nous sommes restés 12h sans réseau sans aide et nous avions cru ne pas revenir. En Indonésie, on a eu peur des gardiens de l’usine lorsque nous sommes venus filmer discrètement Risma devant le bâtiment. Le soir même, les ouvrières nous ont raconté qu’ils avaient fait sortir tous les mineurs et travailleurs en noir en croyant que nous étions des contrôleurs étrangers.

Vous donnez une voix à "celles qui travaillent dans l'ombre des hangars des industries du textile". Comment avez-vous choisi et trouvé les intervenantes ?

Les femmes rencontrées ont toutes eu très envie de témoigner, de raconter leurs conditions de travail. J’ai été très impressionnée par cela. C’est en Ouzbékistan où la personne qui témoigne avait très envie de parler mais de manière anonyme. Elle a été très claire, elle risquait la mort. Nous avons donc fait une prise de son uniquement. Quant à Yulduz (que l’on voit à l’écran) elle a accepté d’être filmée mais elle nous a dit qu’elle ne dirait pas un mot de négatif sur le gouvernement. Ces femmes, nous les avons rencontrées via des ONGs locales partenaires de Oxfam et d’AcHact. En Ouzbékistan, les ONG sont interdites, nous sommes passés par un fixer militant pour les droits humains.

Êtes-vous toujours en contact avec les intervenantes du documentaire ? Avez-vous eu des nouvelles de la situation actuelle dans les pays respectifs ?

Je suis toujours en contact avec les ONGs en Inde et en Indonésie, mais les 4 femmes du film n’avaient pas d’adresse mail ou n’étaient pas sur les réseaux sociaux. J’ai donc demandé aux ONGs de leur montré le film. Je sais que Janaki et à Risma ont vu le film et qu’elles ont aimé. Mythili, Yulduz et la voix anonyme, j’ai beaucoup insisté, mais elles n’ont pas encore vu le documentaire. Ma maman et ma famille ont bien sûr vu le film avant tout le monde.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans cette expérience ?

Chaque femme m’a profondément marquée. Je pense souvent à elles, j’ai beaucoup d’affection, d’amitié pour elles. Je me sens reconnaissante aussi. Elles m’ont ouvert leur porte, ont partagé leur récit de vie avec moi. C’est ce rapport humain qui me reste le plus aujourd’hui. Pour ce qui est des conditions de travail, je n’ai plus jamais acheté un habit non éthique depuis lors. Je n’y arrive pas, et tant mieux.

Quel(le)s ont été les réactions et les retours au documentaire ?

Inattendus. Je ne pensais pas que ce film allait avoir une si belle vie. J’avais juste envie de le réaliser et je n’ai pas pensé une seule fois lors du tournage ou du montage à le proposer en festival par exemple. Pour les réactions, elles ont été très positives. Après le film, les gens me disent souvent que ça leur donne envie de plus faire attention à leur consommation. Ca me fait très plaisir évidemment.

Pensez-vous qu'un documentaire peut créer du changement, sans que les gens aient vécu cette expérience eux-mêmes ?

Oui, oui. C’est la raison pour laquelle je fais ce métier. Pour moi, c’est un moyen d’expression et de sensibilisation. Je crois qu’on peut être interpelé par des chiffres, des faits mais ce sont surtout les histoires, les récits individuels qui touchent et nous invitent au changement.

Quel est votre conseil aux gens quant à leur consommation de vêtements ?

Mon premier conseil, c’est de prendre soin. Prendre soin de nos vêtements, de nos objets, de nos aliments. C’est une première forme de respect pour ceux ou celles qui les ont fabriqués ou cultivés. Le deuxième conseil, c’est de moins consommer. Nous avons tous beaucoup beaucoup trop d’habits et de choses en général. On peut les réparer, les donner, les échanger, les swapper, les vendre. Et puis, consommer mieux. On peut acheter en seconde main ou éthique. Il faut toujours se rappeler que notre pouvoir d’achat est politique. On peut garder à l’esprit cette question « avec quel système de production j’ai envie de collaborer ? ».